L
es bandas entonnaient Paquito chocolatero. Juanito sentait qu’un objet souple, peut-être en corde lui obstruait partiellement les narines. Couché sur le sable, les yeux clos il entendait la clameur d’une foule, un brouhaha qu’il ne pouvait définir. Affalé de tout son long sur le côté droit sa joue reposait à même le sol, elle lui faisait mal. Une odeur nauséabonde filtrait au travers de cet objet qui lui collait au pif. Dans sa nuque il sentait couler jusqu’au milieu des épaules un liquide tiède et visqueux. Se lever, il était impératif de se remettre à la verticale, sur ses deux gambettes. Il sentait un souffle chaud violent et saccadé au niveau du front. De son œil gauche redevenu opérationnel il aperçut à quelques centimètres du sien un autre œil rond, énorme, effrayant et noir, un œil droit. Il ne reconnut pas celui d’Abel, il était dans le trou.
Le coach M Cordobés, El apodérado, comme on dit dans ce milieu savait comment se la jouer, Juanito serait porté en triomphe s’il suivait ses conseils. Il l’avait bien conditionné. La préparation durait depuis plusieurs mois. Maintenant il suffisait de peaufiner la technique, le foncier était totalement acquis.
En cet après-midi du mois d’août M Cordobès donnait ses dernières instructions, juste avant que la pièce ne se joue.
- Surtout tu ne te dévoiles pas dès le premier acte, reste humble. Ne lâche pas tes chevaux, en te laissant emporter par ta fougue. Il faudra te protéger et ne pas montrer ta supériorité, attendre, attendre encore. Rester masqué derrière ta cape. Tu n’auras pas dans cette compétition cinquante adversaires, le danger restera singulier.
Quand le moment sera arrivé tu placeras au bon endroit une ou deux piques pour lui faire baisser la tête, le jauger. Tu devras affirmer clairement tes ambitions. Ensuite tu lui laisseras un petit instant de répit, pour respirer. Il pensera pouvoir reprendre la main, il se rassurera pour que tu le fasses tomber de plus haut.
A cet instant, tout près du but tu placeras trois ou quatre banderilles, en fumant la pipe, la socquette légère. Là il sera déstabilisé, tu auras le dessus et devras en profiter. Tu t’écarteras et prendras le centre de la piste, ne te laisses surtout pas coincer contre les barrières ; c’est sa querencia, l’endroit où il se sent le mieux. Ne lui laisse pas cette opportunité. Lorsqu’il déboulera à ta hauteur tu termineras le travail en force et vélocité. Surtout attends le dernier moment pour t’engager mais dès que tu l’auras décidé tu mets tout ce que tu as dans le ventre. Tu le cloues au sol.
De l’art dans sa pure expression, bravo maestro !
- Ah ! sacrée journée disait Latournerie à Juanito, dans la « deu-deuch » qui les ramenait à Narrosse. T’es champion d’Aquitaine, il est beau ton maillot. Il te l’avait bien dit le coach le vélo c’est vraiment ton truc, le seul qui pouvait te battre au sprint c’était Dolaths. Moi j’ai été largué au deuxième tour. En revanche tout à l’heure à la cocarde t’es vraiment un « baltringue ». Te vautrer derrière la talanquére, tu « la fous mal ». Heureusement que la vache ne pouvait pas passer ses cornes.
- C’est sûr répondit Juanito, toi à la cocarde tu es champion du monde mais tu n’étais pas obligé de me fourrer les bavures des tes espadrilles qui empestent dans le nez et me renverser ton gobelet de sangria dans le cou abruti.
Le soleil n’allait pas tarder à se lever, nos deux jeunes champions avaient la santé, un championnat Régional ne les privait pas de s’éclater aux fêtes de Dax. C’est beau d’avoir vingt ans.
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